Chabot André

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Derrière des murs qui séparent la réalité (la cité des vivants) de son reflet (la cité des morts) le cimetière - lieu par excellence de la séparation - donne à voir, dans notre espace occidental et chrétien, le film tragique qui, en monuments mimétiques de pierre, de marbre, de bronze, dit le drame de notre adieu au monde. Ici, le grand départ, cette ultime séparation d'avec les beautés de l'univers, d'avec les autres, mais peut-être plus encore d'avec nous-même, se lit en ses moments successifs comme les stations douloureuses d'une Passion laïque aujourd'hui occultée dans le monde des vivants...

A la mort apprivoisée du premier millénaire chrétien, à la mort de soi du haut Moyen Age, à la mort de toi de l'époque romantique et du Décadentisme, selon la classification de Philippe Ariès, a succédé la mort indécente et tabou de l'époque contemporaine, ère du masque ou au mieux de l'euphémisme. A la simplicité familière avec la mort, à l'eschatologie qui insiste sur l'idée du salut de l'âme, à la sensibilité emphatique et aux logorrhées dithyrambiques s'est substitué le déni de la mort. Nous savons qu'aujourd'hui on ne meurt plus guère chez soi et que le moment de la mort est le plus souvent laissé à la discrétion de volontés étrangères. Un malade à qui l'on cache l'imminence de sa fin, des appartements inadaptés pour accueillir des moyens médicaux toujours plus sophistiqués pour satisfaire à l'acharnement thérapeutique, une agonie devenue obscène pour les vivants, en bref la technicisation d'une société nécrophobe et la désocialisation de la mort, rejettent le vieillard dans un mouroir et incarcèrent le mourant à l'hôpital.

Nous savons pourtant que naguère encore dans une société où la mort était accueillie, vécue et intégrée, où elle faisait partie de la vie, le mourant, dans sa maison, se mettait au lit pour dicter ses dernières volontés avant de quitter ce monde, entouré de sa famille et de ses proches...

Chabot André
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Dans les espaces nécropolitains du dix-neuvième siècle et du début de vingtième siècle il est des monuments qui rejouent la scène de la cérémonie des adieux présidée par le mourant lui-même, à l'image de la mort du sage du Siècle des Lumières...

Ultimes recommandations et endormissement paisible sur un oreiller gonflé de douceur. Dernier regard sur l'aimé avant que ne soit rabattu sur lui le drap du lit comme un suaire...

Chabot André
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En scènes particulièrement dramatiques, le monument traduit le scandale suprême : la perte d'un enfant, lourde de virtualités brisées. Mort contre nature face à laquelle la mère terrassée de chagrin retient le petit corps sur ses genoux, répétant sans le savoir le geste de la mère du Christ des Piétas d'autrefois...

Parfois la métaphore du sommeil vient atténuer le traumatisme du départ trop brutal et anticiper sur l'idée du réveil futur...

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Son instrument posé sur ses genoux, la violoniste endormie perdue pour les concerts terrestres jouera éternellement, n'en doutons pas et consolons-nous, sa partition de musique céleste...

C'est alors que se joue la scène des funérailles. Le cercueil entrouvert, déjà espace de l'ailleurs de la mort laisse passer un bras dans l'ici des vivants...

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puis porté, dernier contact physique avec le disparu, par des épaules amies, il pénètre dans le champ de repos où il se dédouble quelquefois.

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Si le cercueil de bois avec son précieux contenu disparaît aux yeux des hommes, son substitut pétrifié ou marmorisé se fige en monument, comme pour retarder à jamais le moment terrible de l'inhumation, quand fleurs et pelletées de terre mettent un terme à la cérémonie. La boîte, comme la nomment familièrement les professionnels, se fait réceptacle des larmes, tuteur des effondrements, objet métonymique et phantasmé de vaines étreintes...

La chapelle funéraire, bien qu'elle s'efforce le plus souvent d'installer le disparu dans une manière de résidence tertiaire occupée par une trouble absence-présence, à la porte de laquelle on attend confusément quelque signe, se barricade à l'occasion, se métamorphose en forteresse impénétrable, sans compassion pour ceux qui restent...

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Toute porte disparue, elle n'oppose plus qu'un mur infranchissable, une frontière définitive à ceux qui dans un acte de désespoir tenteraient un impossible voyage...

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C'est la douleur d'Orphée à jamais séparé d' Eurydice qui se joue, comme à la porte des Enfers sur le seuil interdit, si ce n'est qu'ici c'est dans la majorité des cas la femme qui pleure, la femme douloureuse installée là par l'homme comme un faire-valoir de lui-même...

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Dilatation du temps du deuil indéfiniment prolongé en émouvantes silhouettes voilées, mantillées ou les cheveux défaits, désespérées, chancelantes, sanglotant à la folie sur un futur sans avenir...

Étreintes convulsives de l'urne lourde du trésor disparu, étreintes suppliantes de la Croix de l'espérance dans un décor où tout rappelle la présence perdue : effets abandonnés, manteau, chapeau, écharpe ; objets sans propriétaire, canne, pipe ; fauteuils délaissés portant encore l'empreinte du voyageur définitif.

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Curieusement la sculpture permet d'offrir à celui qui s'en est allé le cadeau posthume dont la mort prématurée l'a privé, témoin cette moto, hallucinante de vérité, engin lancé sur un pont jeté au-dessus du gouffre de la séparation...

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Quant à la photographie, cette autre passerelle improbable jetée, selon Roland Barthes, entre l'autrefois et le maintenant, sous forme de médaillon de porcelaine, elle éternise les chers disparus aux yeux des générations qui les suivent. Épiphanie permanente et magique, l'image photographique illustre l'épitaphier des nécropoles en portraits incontestables et inauthentautiques sur lesquels s'est figée l'oeuvre du temps. Le film de la vie a fait arrêt sur l'image, photogramme malin qui nie la disparition totale, refuse l'insupportable absence, crée une présence illusoire et répond chez les survivants, pour Roland Barthes toujours, à l'irrépressible désir d'un climat physique. Merveille ! ils sont tous là, les poupons jouant au hochet devant des parents béats, les bébés fixés in extremis dans les dentelles du lit de mort avant la mise en boîte, les écoliers bien sages qui ne passeront jamais leurs examens, les militaires en tenue de sortie qui ne sortiront plus de la tranchée, les mariées en voile blanc qui ne porteront jamais le voile noir du veuvage et les couples un instant désaccouplés mais finalement unis dans la mort comme dans la vie...

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Cependant le seul discours de l'image ne suffit pas à exprimer le drame de l'arrachement aussi l'épitaphe vient-elle à la rescousse, redondante, pour réaffirmer, pour assener pourrait-on dire, tant au disparu qu'aux visiteurs, l'intensité su désespoir. Ainsi à l'affliction de la posture va se superposer la plainte du verbe, le crucifix omniprésent va se prolonger en d'ardentes assurances d'une foi rédemptrice, les mains jointes pour la prière vont rédiger de convaincantes suppliques à l'adresse de l'infiniment Bon..

Promeneur nécropolitain, André Chabot démasque à travers le monde les monumensonges et doute que les émouvantes pleureuses de pierre soient inanimées. Photographe, il collectionne en noir et blanc tombes, mausolées, hypogées, cénotaphes et catacombes, recueil inépuisable d'architectures et de symbolismes, d'exotismes et d'érotismes, d'humour et de métaphysique, de souvenirs et d'oublis. Plasticien, il crée des installations où le tombeau parle et le cercueil revisité transporte ses phantasmes. Professeur honoraire de lettres, il traque dans l'écriture les mots de la mort et lit dans les épitaphes les belles histoires d'amour des vivants et des morts. Conteur, il subvertit les innocentes images des cimetières et réinvente en romans-photos les héros légendaires tels Orphée ou Marie-Madeleine.
Ses photographies de monuments funéraires, plus de 150 000 à ce jour, constituent un fonds unique et cosmopolite en perpétuel développement.

Publié dans Photographie

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